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Pourquoi s’engager dans la coopération augmentée ?

By 20 décembre 2021janvier 18th, 2022No Comments

Dans un précedent article, je me suis efforcé de clarifier le concept de coopération augmentée qui se trouve au cœur du projet Teamtrust. À présent, mon objectif est d’examiner la valeurs des raisons ou motifs que l’on pourrait invoquer pour s’engager dans la culture de la coopération augmentée. Ce que je vais dire vaut à mon sens pour tout projet managérial qui vise à développer le bonheur, l’épanouissement, la qualité de vie au travail, une culture managériale plus participative, etc. Par commodité, j’utiliserai ces différentes notions et celle de coopération augmentée indifféremment.

L’évidence : l’argument de la performance

La question posée dans le titre de cet article ne présente en apparence aucune difficulté. En effet, la réponse ne va-t-elle pas de soi ? N’est-elle pas évidente ? L’argument décliné à longueur de temps par tous ceux qui cherchent à valoriser l’importance de l’attention, du respect, du soin, à accorder aux ressources humaines est toujours le même : l’effort ne sera pas fait en vain, cela va renforcer la performance, l’efficacité de l’entreprise. Le bonheur des salariés renforcera la performance de l’organisation ! L’argument pourrait être résumé comme suit :

Prémisse 1 : Si une organisation cultive la coopération augmentée, alors sa performance augmentera.

Cette prémisse est déclinée de maintes façons. On insiste tantôt sur la réduction des coûts liés à l’absentéisme, aux arrêts maladie, au stress, etc. ou l’on met l’accent sur les surplus en terme de créativité, de fidélité, etc. Mais le fond est toujours le même.

Prémisse 2 : Les dirigeants d’une organisation doivent faire tout ce qui augmente la performance de l’organisation pour laquelle ils travaillent.

Conclusion : Les dirigeants doivent cultiver la coopération augmentée.

C’est une ligne argumentative reprise en cœur par les dirigeants, les médias, les consultants, etc. Assurément, pensera-t-on. Quels dirigeants accepteraient de faire quelque chose qui nuirait aux intérêts de leur entreprise ? Ce serait manquer à leurs devoirs, tout du moins à leurs obligations professionnelles. L’objection a du poids, c’est certain. À première vue, donc, la seule, unique, bonne et rationnelle raison de chercher le bonheur des salariés des organisations, c’est d’accroître la performance collective.

Un bien piètre levier et un étrange paradoxe

Et pourtant, en dépit de cette évidence unanimement partagée, force est de constater que la puissance réelle de l’argument parait toute relative. En effet, les initiatives sérieuses en matière d’épanouissement au travail demeurent le fait d’une sorte d’avant-garde du management. Il y a comme un paradoxe, un mystère. Comment expliquer qu’un argument si évident n’ait que peu d’impact ? Comment comprendre que ce levier ne lève que si peu de choses ?

On pourrait arguer du fait que les études démontrant le caractère profitable des initiatives en la matière sont encore fragiles, et que l’on manque encore de recul. Cela pourrait expliquer une sorte d’attentisme, même de la part d’entreprises qui auraient une sympathie pour le sujet. Mais, si l’on regarde un peu ce que nous apprennent les différentes disciplines rangées sous le terme de sciences cognitives, force est de constater que tout semble indiquer que la prémisse 1 est vraie.

En méditant sur ce paradoxe, je tombai sur un aphorisme de Karl Kraus qui m’ouvrit soudain une nouvelle perspective : « Ce qui entre facilement dans l’oreille en sort facilement. Ce qui entre difficilement dans l’oreille en sort difficilement. »

Et s’il en allait de même avec notre histoire ? Et si l’argument en faveur de l’utilité entrait facilement dans les oreilles mais n’avait au fond que peu de pouvoir de persuasion ? Faudrait-il alors renoncer à défendre la perspective selon laquelle le travail pourrait davantage laisser place à l’épanouissement des personnes ? Sommes-nous dans l’impasse ?

Et si le meilleur argument était d’ordre moral ?

Et s’il existait un autre argument, plus difficile à entendre certes, mais un argument capable de mobiliser véritablement une fois entendu et examiné sans jugement immédiat. Quel est l’argument que l’on écarte a priori ? C’est celui qu’en éthique, on nomme l’argument déontologique. Le terme peut impressionner, mais l’idée est très simple. La raison de s’engager dans l’amélioration de la qualité de vie au travail n’est pas essentiellement une question d’utilité, de recherche de performance. On ne doit pas le faire pour obtenir quelque chose d’autre, mais parce que permettre à chacun de s’épanouir est un but valable en soi (indépendamment des conséquences ou résultats), est une fin en soi (et non une fin pour autre chose, en l’occurrence la performance). La recherche de l’épanouissement des personnes de l’organisation doit être recherchée parce que c’est une bonne chose, tout simplement.

De prime abord, on sera sans doute tenté d’objecter ceci : « Mais enfin, les dirigeants doivent prendre des décisions en fonction d’un retour possible sur leur investissement, et vous demandez d’écarter le calcul d’intérêt, et placez le désintéressement là où seul peut siéger le froid calcul. C’est absurde ! »

Sans compter que tout argument d’ordre moral nous paraît souvent moralisateur. Étiquette que peu d’entre nous recherchent ouvertement, tant sa connotation est puissante : poussiéreux, ringard, aigri, désuet. Comme si aucune différence n’existait entre invoquer un principe moral et être moralisateur !

Oui, en effet, à première vue, invoquer la morale peut sembler absurde. Mais après tout, l’argument de la performance, qui dispose à première vue de toute la force de l’évidence, ne déplace pas grand-chose. Alors, pourquoi un argument à première vue absurde ne pourrait-il receler un potentiel de mobilisation insoupçonné à condition que l’on se donne la peine de l’examiner ?

Une raison pour l’argument moral

Je vois au moins deux raisons fortes pour considérer l’argument moral comme bien meilleur que l’argument de la performance. Ce qui ne signifie pas que les recherches visant à démontrer l’utilité des démarches visant à favoriser l’épanouissement au travail ne sont d’aucune utilité. Bien au contraire.

Je souhaiterais faire une brève, mais néanmoins importante, remarque. Ayons bien en tête que lorsque nous faisons quelque chose de façon désintéressé, les fruits, les conséquences de nos actes peuvent nous être profitables. C’est simplement que notre intention n’était pas intéressée. Si vous aidez votre voisine âgée à monter ses courses dans son appartement parce que vous pensez que c’est une bonne chose, vous n’êtes pas à l’abri de vous voir offrir une pâtisserie de sa confection en retour. Pourquoi en irait-il autrement dans nos organisations, même dans celles qui sont soumises à l’exigence du profit ?

La thèse que je veux proposer à la réflexion de chaque lecteur est la suivante :

  • La conviction que ce que nous faisons est bien, le sentiment d’être du bon côté de la force diraient les Jedis, sans souci immédiat des conséquences est une bien meilleure raison de s’engager dans des projets visant à favoriser l’épanouissement des personnes au travail, à instaurer une culture managériale plus ouverte et participative.

Je m’appuierai pour défendre cette thèse sur cette citation faite par Christophe Dejours lors de son audition par la commission du sénat sur les risques psycho-sociaux au travail :

« La question du sens au travail fait apparaître que selon la signification de nos efforts, l’effet psychique est totalement différent ou s’inverse. Tant que vous avez la conviction que les efforts que vous faîtes ont un sens, c’est-à-dire s’inscrivent dans un projet commun, pour le bien commun, les malades, le politique, la cité, etc. qui garde sa dimension enthousiasmante, la résistance au surmenage, à la surcharge de travail à l’épuisement physique et psychique est incroyable. Mais si vous perdez ce sens, alors cela devient délétère. »

Si cette observation de Christophe Dejours est vraie, alors il s’ensuit qu’une équipe de direction animée par une conviction morale forte aura plus de chance de réussir que la même équipe, placée dans les mêmes conditions, qui n’aurait qu’une approche utilitaire.

Une objection à l’argument de la performance

On peut formuler une objection à l’approche utilitaire en s’appuyant sur la citation de Dejours.  Il est probable que la plupart des équipes dirigeantes, lorsqu’elles s’engagent dans des projets de développement de l’épanouissement au travail, souhaitent mobiliser chez leurs salariés cette force décrite dans la citation ci-dessus. Toutefois, elles sont victimes d’une confusion qui les égard. Les témoignages de salariés déçus de l’entreprise libérée, ou d’autres expériences managériales de ce type, semblent indiquer que cette confusion a tendance à gagner les esprits bien au-delà du comité de direction. Quelle est cette confusion ?

Elle consiste à croire que l’on peut obtenir les fruits mentionnés par Dejours tant en ayant une optique purement utilitaire et non morale. Mais, il suffit d’y réfléchir concrètement quelques instants pour comprendre que c’est absurde. Faisons une petite expérience de pensée pour illustrer l’idée.

Imaginez que vous invitiez avec votre partenaire de vie dans un excellent restaurant pour son anniversaire. Vous lui avez offert un magnifique cadeau. En joie, votre partenaire vous exprime sa gratitude, sa joie d’être avec une personne si attentionnée, qui fait tant pour favoriser son épanouissement. Vous avez la scène en tête ? Maintenant, imaginez que vous fassiez la réponse suivante, pleine de sincérité :

« C’est normal, enfin, mon Amour, que je fasse tout cela. Il n’y a pas de quoi me remercier. Ton bonheur m’importe, je veux que ton bonheur augmente tes performances professionnelles, que cela te permette d’obtenir le poste de direction qui va se libérer dans quelques mois, ce qui aurait des effets bénéfiques sur le niveau de vie de la famille. Et j’aimerais quand même bien faire ce grand voyage aux États-Unis. »

À votre avis, pour votre partenaire, le fait que votre intention soit désintéressée ou pas va-t-il avoir un impact ? Cela fait-il une différence ? La question est rhétorique. Non ? Je soutiens que pour un salarié, savoir que l’intention est bonne, et qu’il n’est pas utilisé comme un moyen, mais respecté dans sa dignité, a un impact aussi.

On pourrait objecter que l’expérience de pensée décrit une situation différente de celle d’une organisation, et a fortiori d’une entreprise en arguant du fait que ces dernières sont soumises à des contraintes économiques fortes. Mais, en vérité, une famille l’est aussi, chacun d’entre nous l’est. Nous devons faire des choix en fonction de contraintes économiques.

 

Très souvent, on ne semble pas saisir l’existence de cette confusion. On aborde ces sujets comme si l’intention des directions qui s’aventurent dans le développement de l’épanouissement au travail n’avaient pas d’importance, et en particulier pas d’importance pour les « objets » de cette intention ? Or, comme le montre bien l’expérience de pensée du restaurant, la compréhension de l’intention est décisive. Tant que les salariés disposeront d’une capacité de réflexion, d’une intelligence, il ne sera pas possible de faire fi de l’intention…

4 questions à se poser :

  • Intuitivement, pensez-vous que rechercher l’épanouissement des salariés au travail soit souhaitable ?
  • Quelles sont pour vous les bonnes raisons de s’engager dans cette recherche ?
  • Êtes-vous convaincus par l’argument de la performance ?
  • Que pensez-vous de l’argument moral ? Vous semble-t-il convainquant ?

A lire :

  • Christophe Dejours, La Choix, souffrir au travail n’est pas une fatalité.

 

Un article par Eric Lemaire